Le 6 avril dernier, M. Piétri, ministre de la Marine, a inauguré à Paris l'Exposition “À la gloire de la Marine à voile”, installée à l'Orangerie des Tuileries. Voilà qui est fort bien. Il est regrettable en effet de voir disparaître peu à peu nos grands et nos petits voiliers. La motorisation à outrance gagne maintenant les plus humbles bateaux de pêcheurs. Les ports, grands ou petits, n'auront plus d'ailes. Là comme ailleurs on songe aller "toujours plus vite", plus vite que le vent. Pourquoi? Une partie de la crise ne vient-elle pas de cette surproduction qui a dépassé nos besoins? Et le chômage n'est-il pas ainsi le tribut de notre goût pour la vitesse ?
Nous sommes donc à ce tournant. Les voiliers disparaissent comme ont disparu les diligences. Du même temps vont s'engouffrer dans le néant les marchands de toile et les maîtres voiliers, les cordiers et les tisserands. Tout un petit monde qui s'en va, que, n'étant pas Mathusalem, j'avais vu encore florissant dans les ports de pêche où j'aime à passer l'été....
Mais, sans doute, pourra-t-on t-on se montrer surpris de voir le titre de cette chronique s'abriter sous celui, plus vaste, de la vie berrichonne alors qu'il semblerait que notre grand pays de plaines, situé au centre de la France, n'ait guère eu à s'occuper de toile à voiles et moins encore de bateaux.
Pourtant le Berry a eu sa marine, et sa marine à voile.
Le bon historien berrichon: M. Charles Gabillaud, le soulignait à la dernière séance de la Société Historique du Cher. En causant en effet avec le regretté M. Dugenne, que j'ai bien connu aussi, et qui, en martelant de sa jambe de bois le quai de Saint-Thibault, aimait égrener ses souvenirs de marinier ligérien, M. Charles Gabillaud a recueilli les éléments d'une pittoresque communication sur la vieille corporation des Mariniers berrichons de la Loire.
Ils jouissaient ces fameux chidanyaus, comme les terriens les avaient baptisés non sans quelle ironie, d'une grande réputation. Leur métier, qui était rude, demandait beaucoup d'expérience. Leurs transports en dérivant jusqu'à Orléans et Nantes étaient menacés par toutes sortes d'embûches. Il fallait, en plus d'un cas, savoir se servir à propos de la bourde (perche) pour éviter les bas-fonds, où l'on s'engreuve, et les piles de pont qui bigées (heurtées par le nez du bateau) faisaient, la plupart du temps, couler bas celui-ci.
Mais sous leur apparente légèreté qui se manifestait surtout par un abondant verbiage, nos mariniers étaient prudents. Les accidents qui survenaient indiquaient les difficultés qu'ils avaient sans cesse à vaincre que leur manque d'attention. Mais, souvent, tout allait bien. Le courant était bon. Il n'y avait point de pont en perspective et l'on pouvait se laisser aller au fil de l'ieau. Alors on tendait la voile carrée et l'on profitait du vent.
Ces voiles carrées il suffit de voir les vieilles lithographies que l'on a de la Loire ou les fines gravures du gros livre de Touchard-Lafosse pour vous rendre compte en quelle abondance on les trouvait sur les rives du grand fleuve qui sert de frontière au Berry. La voile était reine. Saint-Thibault, à certaines époques de l'année, quand la crue était propice ou le transit d'importance, Saint-Thibault-sous-Sancerre en était littéralement pavoisé. Les mariniers de la Loire aimaient la voile. Non pas tant pour son utilité primordiale que pour tout ce qu'elle leur conférait d'allure, de vrais marins. Car ces braves gens avaient le plus grand souci de ne pas paraître exclusivement marins d'eau douce. Les randonnées fluviales qu'ils effectuaient les avaient conduits jusqu'à Nantes, parfois au-delà : Saint-Nazaire, et leur curiosité naturelle les poussait souvent jusqu'à la mer. Ils avaient donc vu de vrais et grands bateaux appartenant à cette glorieuse marine à voile que l'on célèbre justement aujourd'hui.
Je n'en donne pour preuve que ces figurations qu'ils nous ont transmises. Dans leurs peintures, leurs enseignes, leurs ex-voto, c'est toujours le bateau de haute mer qu'ils figurent. Ce sont des corvettes et des goélettes. Parfois même des frégates de guerre avec sabords et canons. Et toujours des voilures compliquées surmontent ces bâtiments dont le détail précis montre avec quelle attention nos braves "chidanyaus" les ont observées. Le Berry a gardé quelques-uns de ces souvenirs. Les girouettes de certaines maisons de Saint-Thibault, dont l'une nous montre un magnifique bateau bien envoilé; la goélette ex-voto dédiée à saint Roch, qui pend à la voûte d'une chapelle de l'Église de Saint-Satur; le joli bateau de l'Eglise de Cuffy, pris dans son cercueil de verre comme un navire d'exploration hivernant dans la banquise, affirment, avec bien d'autres survivances que nous pourrions encore signaler, ce goût passionné que les mariniers berrichons de la Loire eurent pour la marine à voile.
Nous avons donc en Berry une petite flotte, d'origine autochtone, dont le souvenir est des plus touchants. Et nous pourrions souhaiter de voir le Musée du Berry, du jour où il aura plus de place, consacrer une salle à la mémoire de cette glorieuse corporation qui, pour n'avoir laissé aucune charte, nous a du moins transmis, par un grand nombre d'objets d'art populaire, ses goûts, ses passions et sa foi. Il importe, en effet, de garder ses naïfs témoignages qui nous disent l'ampleur et la puissance de cette corporation de marins fluviaux. Durant des siècles, ils exercèrent leur métier dangereux. Et comme ils peuplèrent nos rivages de tant d'activité heureuse, de tant de propos volubiles, de tant d'histoires et de galéjades, de chansons et de plaisanteries, parfois dans le vent qui fait bruire les arbres du rivage, il nous semble les entendre encore, tant il est vrai que la vie, lorsqu'elle fut ardente et féconde, ne disparaît jamais complètement.
Recueillons avec piété les fleurs éparses de la marine à voile des mariniers berrichons.