Génération 1
1 - Edmond Etienne ROY 1839-1926 Horloger
Génération 2
2 - Pierre ROY 1802-1884 Propriétaire
3 - Jeanne Françoise PERRICHON 1800-1884
Génération 3
4 - Pierre ROY 1774-1852 Charpentier
5 - Jeanne CHEVALIER 1777-1852
6 - Ursin PERRICHON 1771-1834 Marinier
7 - Anne Thérèse DUGENNE 1777-1840
Génération 4
8 - Alexis ROY 1737-1796
9 - Jeanne DEGUIGAND 1743-1815
10 - Pierre CHEVALIER †1791
11 - Jeanne DUMEY
12 - Gilbert PERRICHON 1732-1798 Aubergiste
13 - Madeleine DURAND 1736-1809
14 - Jean-Baptiste DUGENNE dit Bertit 1749-1822 Voiturier par eau
15 - Thérèse GROSLIER 1755-1790
Génération 5
24- Robert PERRICHON
25 - Geneviève JACQUET
26- Paul Guillaume DURAND 1713-1745 Marchand Voiturier par eau
27- Jeanne EVRARD
28 - Henry DUGENNE 1705- /1766 Voiturier par eau
29 - Marie-Anne PAUTRAT 1708-1785
30 - Simon GROSLIER 1718-1790 Voiturier par eau
31 - Louise MILLIEN †1774
Les mariniers de Saint-Thibault, fidèles à la vieille tradition, ont célébré avant-hier la fête de leur patron Saint-Roch, fête à laquelle a pris part la nombreuse affluence d'étrangers et promeneurs qui goûtent en ce moment le plaisir de la saison estivale sur les bords de la Loire.
Au cours d'une réunion nécessitée par les préparatifs de la fête, un vieil habitant du pays, M. Edmond Roy, a fait à ses compatriotes les mariniers, une causerie amicale sur le Saint-Thibault d'autrefois.
Les choses du passé présentent toujours un certain attrait et contribuent à nous faire aimer davantage notre petite patrie. C'est à ce titre que nous croyons intéressant de reproduire pour nos lecteurs les Souvenirs du pays où M. Roy a vu le jour en 1839, rassemblés par lui à l'occasion de la fête patronale de Saint-Roch de 1923:
Mes Chers Compatriotes,
A l'occasion de notre réunion de ce jour, qui a pour but d'organiser la fête de Saint-Roch (confrérie que nos ancêtres ont formée et que nous devons avoir à cœur de continuer en leur souvenir et pour le bien du commerce de notre pays), je voudrais, en ma qualité de doyen du pays et en tant que fils d'une famille de mariniers, apparentée à la plus grande partie des familles de Saint-Thibault, profiter de cette circonstance pour rappeler à ceux d'entre vous qui l'ont oublié, ou qui, trop jeunes, ne l'ont pas connu, ce qu'était autrefois notre beau pays peuplé presque entièrement de mariniers, compagnons, maîtres, commissionnaires en vins, pêcheurs et petits artisans vivant également de la marine; pays si agréablement situé “sur une route qui marche” : la Loire, le plus Français de nos fleuves, et dont La Fontaine a pu dire: “La Loire est une rivière qui arrose un pays favorisé des Dieux.”
La construction du canal latéral à la Loire fut d'une grande utilité pour remonter les bateaux, descendus en Basse-Loire et qui, auparavant, devaient remonter tantôt à la voile, tantôt, suivant les circonstances ou les
possibilités, avec des attelages de bœufs. Notre port importait tout ce qui était utile à la vie de notre région, de même qu'il exportait les produits du pays qui n'étaient ni consommés, ni utilisés.
Les canaux qui furent, par la suite, un si grand progrès pour la navigation, en créant la grande batellerie, grâce à leur niveau constant, qu'on ne peut obtenir sur des rivières non canalisées, favorisèrent et développèrent les transports par eau, mais amenèrent en même temps une grande diminution du trafic par la Loire et restreignirent par cela même le travail des mariniers de notre port dont la suppression totale fut consommée par la construction de la ligne du chemin de fer du Bourbonnais, également latérale à la Loire, qui rendit inutile la navigation sur la partie du fleuve qui nous borde et enleva le principal moyen d'existence à la population marinière de notre pays.
C'est alors que les jeunes gens d'ici, ne pouvant plus espérer vivre du métier de leurs parents, en apprirent d'autres ou quittèrent le pays pour trouver ailleurs un travail ou un emploi qui leur permettait de vivre.
Mes souvenirs peuvent remonter vers 1845. A cette époque, j'avais six ans, mais ayant passé une partie de ma première jeunesse dans les bateaux avec mes parents, dont le commerce se faisait sur le canal en remontant vers Roanne et en descendant par la Loire, j'ai pu, d'assez bonne heure, connaître les pays qui bordent le canal et ceux situés sur la Loire et ainsi être initié à certaines choses un peu plus tôt que d'autres de mon âge qui n'avaient pas encore quitté le pays. Ainsi, c'est à Roanne que j'ai vu les premiers wagons et manœuvrer les locomotives; que j'ai vu une ville éclairée par le gaz et j'ai toujours le souvenir de l'impression sur mes jeunes yeux, le soir, de la ligne des réverbères allumés sur les deux rives d'un des plus grands bassins de notre pays; l'activité et le mouvement d'une cité manufacturière comme Roanne me paraissaient énormes comparés à ceux de Saint-Thibault qui, cependant (tout est relatif) était bien plus animé que dix ans plus tard lorsque j'étais en apprentissage à Sancerre en novembre 1855.
Un bateau à vapeur faisait un service de voyageurs deux fois par semaine entre Nevers et Orléans. C'était donc qu'il avait son utilité et qu'il existait un mouvement d'affaires à cette époque dans cette partie de la Loire. A la montée et à la descente, le “vapeur” attirait bien des curieux et une grande partie des gamins du pays dont j'étais alors. Le ponton d'embarquement à Saint-Thibault était amarré un peu en aval de la rampe, en face de la dernière maison du pays, occupée alors par le père Victor Mouillon, le pontonnier, qui y vendait du vin à l'enseigne du "Soleil Levant".
Ceux d'ici qui ont connu le vapeur doivent être rares. Pour ma part je me souviens d'y être monté en pleine Loire avec ma mère - c'était je crois en face du Bec d'Allier. Mon père avait quitté Decize de bon matin avec deux bateaux accouplés chargés "raz bord" de plâtre en pierres. Apercevant le bateau à vapeur, il lui cria qu'il voulait l'utiliser; celui-ci stoppa et mon père nous y conduisit dans son bachot, ma mère et moi, et nous arrivâmes ainsi à Saint-Thibault avant l'équipe.
La navigation fluviale était bien différente de celle d'aujourd'hui comme vous le voyez et je me souviens encore de l'émotion que je ressentais au passage du barrage de Saint-Léger-des-Vignes, à Decize. On ouvrait le barrage pour faire passer deux bateaux accouplés et ceux-ci devaient franchir une chute de deux mètres de haut qui donnait un flot qui, chassant le bateau, se faisait sentir jusqu'à Nevers. C'était un moment émotionnant même pour les grandes personnes. Jugez de ce que cela pouvait être pour l'enfant que j'étais à l'époque.
Les mariniers avaient établi leur Club (leur observatoire) au pont, où ils se trouvaient abrités du vent de bise par la maison du gardien. Là, en fumant leur pipe, ils causaient entre eux, de la pluie, du temps plus ou moins favorable à la navigation, tout en guettant l'arrivée des bateaux venant du pays haut et baissant en pays bas (suivant l'expression consacrée) par le côté Tracy ou par l'île du Biquin.
Du plus loin qu'ils entendaient la voix du pilote, ils étaient souvent fixés sur l'équipe qui "baissait", sur le nom du Maître, la nature du chargement. S'arrêtaient à Saint-Thibault les bateaux qui avaient des marchandises à débarquer, des provisions à y faire ou ceux qui voulaient louer des hommes dont ils avaient besoin pour remplacer ceux qui n'allaient pas plus loin. Ils envoyaient "le facteur", nom donné au conducteur de l'équipe, homme de confiance, pour les recruter. Celui-ci se présentait au pont y demandant ceux qui étaient disposés à aller soit à Briare, Gien, Orléans, Angers, ou plus loin; le prix convenu entre eux, le marinier allait chez lui garnir son sac et prendre son "huchon", outil sans lequel il ne voyageait jamais, souvent utilisé pour les besoins de son travail et aussi pour lui servir d'arme au retour, lorsque, n'ayant pu profiter de la diligence, il voyageait la nuit à pied.
Le métier de marinier était rude, il demandait de la force, de l'adresse et surtout du sang froid pour conduire de grands bateaux très chargés sur un fleuve aussi rapide, d'autant plus que, par leur chargement, les bateaux acquéraient une vitesse plus grande encore que celle du fleuve qui est de plus d'un niveau très irrégulier. Les mariniers avaient beau connaître leur "rivière", souvent les crues déplaçaient les grèves, aussi un pilote était-il nécessaire pour guider l'équipe. Celui-ci naviguait dans un bachot toujours en avant d'elle. Connaissant la jauge des bateaux, il se rendait compte avec sa bourde du niveau nécessaire et traçait le chenal avec des "balises" qu'il plantait dans l'eau et courbait d'un côté ou de l'autre suivant que les bateaux devaient passer en "mer" ou en "galerne". Le passage des ponts de pierre était assez difficile pour deux bateaux accouplés; il était nécessaire de "biller", c'est-à-dire qu'à une centaine de mètres du pont les bateaux devaient être retournés de bout en bout, afin de se présenter par l'arrière, face à l'arche où ils devaient passer, puis l'ancre jetée, par une manœuvre de "guindas" s'appuyant sur elle, le bateau descendait lentement sous le pont; celui-ci une fois passé, les bateaux reprenaient leur position normale.
Le passage des ponts suspendus aux arches était facile: il suffisait de se maintenir dans l'axe. Cependant des accidents se produisaient de temps en temps à notre pont et c'était toujours à la première pile. Dans ma jeunesse, j'ai vu au moins quatre de ces sinistres. Un accident d'une telle gravité était généralement occasionné par un manque d'attention, dû à ce que les hommes n'avaient pas suffisamment à l'avance dirigé leurs bateaux dans l'axe de la voie qu'ils devaient employer et s'en apercevaient trop tard pour y remédier, alors que, déjà le courant commençait à les entraîner sous l'arche d'à côté. Ainsi désaxés, il était trop tard pour éviter le péril, mais il fallait au moins sauver un des deux bateaux accouplés, celui de droite. Il faudrait, dans de telles circonstances, une autre plume que la mienne, pour dépeindre l'angoisse des hommes d'équipe devant un tel péril. Ils s'emparaient de leur “huchon”, toujours à leur portée, coupaient les cordages reliant les deux bateaux et sautaient dans celui de gauche qui devait suivre le chemin normal pendant que celui de droite allait s'effondrer sur l'enrochement de la pile ou se briser contre la pile elle-même et que son chargement, suivant sa nature, partait à la dérive ou s'enfonçait avec l'épave.
J'ai cependant entendu dire que quelques sinistres avaient pu être évités, grâce au sang froid et au coup d'œil de l'homme de l'avant, lequel se voyant emporté par le courant du côté gauche donnait une impulsion désordonnée à ses bateaux qu'il réussissait à faire passer sous la seconde arche sans que le bateau de droite soit trop endommagé et qu'ainsi, un malheur avait été évité.
De la Haute-Loire nous venaient des bois de construction, le charbon de Saint-Étienne, chargés sur de grands bateaux construits légèrement en bois de sapin, qu'on appelait couramment des "sallembardes" par corruption du nom de Saint-Rambert (Haute-Loire), où on les construisait. De même que par l'Allier, nous recevions les bois de l'Auvergne (il en venait également par flottage), les merrains, les cercles nécessaires à la fabrication des tonneaux dont notre région faisait une ample consommation. Ces bois étaient débarqués en aval du pont et arrimés sur le quai à la suite de l'hôtel; il en descendait également en Touraine et en Anjou pour y loger les vins de Saumur et de Vouvray. Les bateaux qui amenaient ces bois étaient, comme ceux de la Haute Loire, construits légèrement et dénommés des "auvergnates".
Sur les canaux du Centre, à cette époque, c'est-à-dire dans ma jeunesse, on ne parlait pas de "péniche". Les plus grands bateaux, solidement construits, au Veurdre (Allier) étaient des chimères. Mon père, dans les derniers temps, en avait deux: "La Tour de Nesle" et le "Démétrius". Un troisième, genre "berrichon" se nommait le "Petit Edmond". Il avait été construit avec les débris d'un plus grand bateau qui avait été détruit au cours du désastre qu'avait été pour mes parents la crue d'octobre 1846. Ce dernier bateau, au moment de la crue, était garé en Loire au bord de la grande promenade de Decize "les Halles" qui était entièrement submergée; le bateau était attaché aux arbres, mais la force du courant avait rompu les amarres et deux de mes frères aînés, Félix et Daniel, qui étaient dans ledit bateau, purent se sauver en s'accrochant aux arbres de la promenade où on vint leur porter secours. Quant au bateau, il fila à grande vitesse à la dérive et alla s'échouer sur une île aux environs de Nevers. Ce ne fut pas le seul accident qu'éprouvèrent mes parents; à ce moment, mon père avec mon plus jeune frère, Saturnin, était dans un autre bateau sur le canal entre Nevers et Decize, où ils étaient à l'abri de l'inondation, mais mon troisième frère, Auguste, était, lui, dans un bateau chargé de marchandises dans le bassin du canal de Roanne qui, par suite de l'inondation, ne faisait plus qu'un avec la Loire qui avait monté d'un mètre à l'heure. On vint dans la nuit le faire sortir de son bateau qui, quelques instants après se perdit corps et biens.
Ces événements se passaient dans la nuit du 17 octobre 1846.
Pendant ce temps, à Saint-Thibault, l'inondation faisait ses ravages et s'étendait sur une largeur de 2 kilomètres du talus de La Roche à l'ancien cimetière de Saint-Satur. Assis sur les marches de notre maison de la rue du Passeur, aujourd'hui rue François-Élie Dugenne, je suivais les progrès de l'inondation qui, sur cette immense étendue, montait d'une marche à l'heure. Il s'en fallait de quatre marches pour que l'eau atteignit le plancher de notre maison cependant très élevée, quand on vint dans la nuit du 18 octobre nous chercher en bateau, ma mère et moi, pour nous conduire dans la maison qu'occupe aujourd'hui Me Noémie Groslier, où beaucoup de monde s'était réfugié. Ce fut heureusement le point culminant de la crue.
Qu'on veuille bien excuser ces détails personnels sur la crue du 18 octobre 1846 que je rappelle pour ma famille; ils vous donneront du moins une idée des angoisses que devait subir dans de telles circonstances une famille de mariniers de l'époque dont les membres se trouvaient dispersés ainsi tout au long du fleuve dévastateur. C'est à la suite de cette inondation que fut construit le pont suspendu du canal, l'autre ayant été détruit par elle.
Après les vendanges, nos quais, si déserts aujourd'hui, étaient garnis sur deux rangs, de la Vauvise à la dernière maison du pays pour être expédiés par eau tant à Paris qu'en Champagne sur des bateaux légers "sallembardes" et "auvergnates". A ce moment de l'année, le niveau de la Loire était généralement favorable à la navigation. Une armée de tonne-liers était occupée à soutirer le vin, cercler et barrer les tonneaux pour les préparer à faire un long voyage sur la Loire jusqu'à Briare, dont les bateaux empruntaient alors le canal, puis ensuite celui du Loing et de la Seine jusqu'à Paris pour ce qui devait y rester et le surplus prenait la Marne en direction de Châlons, Épernay, Reims où les Champenois, qui depuis longtemps avaient apprécié la qualité des vins de Sancerre, en fai-saient une ample provision chaque année. Après les avoir traités à la façon qui leur est propre, ils les vendaient comme étant leurs propres vins de Champagne. Arrivés à destination, comme ces bateaux légers ne valaient pas la peine d'être ramenés à leur point de départ, ils étaient dépecés et vendus comme bois de chauffage.
De la Basse-Loire nous arrivaient le sel, les harengs, les maquereaux salés, la morue, et certains mariniers d'ici, à la suite d'un voyage à Nantes, remontaient également les produits de la mer; je sais que mon grand-père Pierre Roy a été un de ceux-là.
Autrefois, les mariniers étaient classés pour le service de l'État. Un commissaire de guerre était à Nevers, chargé de recruter suivant les ordres qu'il recevait, les hommes dont on avait besoin et, à ce sujet, j'ai entendu dire que certains de nos ancêtres n'obéissaient pas toujours de prime abord à la réquisition et que quelques-uns d'entre eux - les fortes têtes sans doute - allaient se cacher dans les îlots et, lorsque les gendarmes venaient les y chercher, ils étaient quelquefois reçus par des coups de fusil. Il est certain en tous cas que des mariniers d'ici ont servi dans la marine. Je ne remonterais pas bien haut pour en donner la preuve.
Au commencement du siècle dernier, j'ai eu deux grands oncles qui ont été des marins - le premier, que je n'ai pas connu, mais que mon petit cousin Charles Perrichon a connu, était Claude Perrichon, frère de mon grand-père maternel : Ursin Perrichon.
En 1810, au moment du partage des biens de notre arrière-grand-père Gilbert Perrichon, qui lui laissait neuf enfants et qui était aubergiste à l'enseigne de "La Providence" (dans la maison occupée aujourd'hui par la Boulangerie Jolivet), Claude était absent parce que, dit l'acte de partage, "marin au service de l'État sur un brick". A son retour, il fut surnommé Cadet Brick. Le second était mon grand-oncle, Charles Dugenne, surnommé Cadet Franchette, que j'ai connu. Il avait été à Saint-Domingue. J'étais sans doute trop jeune pour pouvoir me souvenir aujourd'hui de ce qu'il racontait, mais je me souviens très bien de lui et je me rappelle qu'il avait un navire à voiles tatoué sur la poitrine; il était très grand et très fort. Qui de nous ne se souvient du père Étienne Dugenne, qui demeurait sur le quai, le père Bauzillon ? C'est à lui, à son ingéniosité, à son adresse que nous devons le navire suspendu à la voûte de la chapelle de Saint-Roch en l'église de Saint-Satur, petit navire qu'il avait construit et armé de toutes pièces. Pour terminer la liste de ceux dont je me souviens, je citerai encore Dominique Petit, le “Père Jamaïque” qui devait son nom à ce qu'il avait navigué dans les Antilles anglaises.
Les voyages, dit-on, forment la jeunesse. Eh bien ! Sans être taxés d'orgueil du pays, nous pouvons bien constater que nos mariniers avaient déjà de longue date confirmé le dicton.
Au cours de leurs fréquents voyages, leur frottement avec d'autres mariniers, les rapports qu'ils avaient avec les négociants auxquels ils livraient les chargements de leurs bateaux, la connaissance des villes où ils passaient avaient déteint sur eux. Bien avant le dix-neuvième siècle, la population de notre pays de Saint-Thibault, à une époque où l'instruction était peu répandue et coûtait cher, avait déjà, comme on dit ici, le "quart d'heure d'avance" sur la plupart des pays de la région. S'il était besoin d'une preuve, on la retrouverait dans les noms dont les mariniers baptisaient leurs enfants, lesquels pour les garçons sentaient la Bible à pleine gorge: Abraham, Isaac, Jacob, David, Élie, Jérémie, Daniel, etc.; et ceux de leurs filles: Zénaïde, Zaîre, Égilda, Erzilie, Udalie, Noémie, Estadiole, Flore, Clorinde, qui ne figurent pour ainsi dire pas dans le calendrier et qu'en tout cas, on ne rencontrait pas dans les campagnes environnantes.
Les mariniers étaient pour la plupart de grande taille. On y rencontrait de beaux types, bien pris, que l'habitude de l'action avait rendus souples, de corps tout au moins, sinon de caractère; il n'était pas difficile, en effet, d'y rencontrer des caractères peu faciles, mais ils étaient tous néanmoins de bonne nature, toujours serviables.
En 1851, lors d'un voyage que Louis-Bonaparte fit à Bourges, une compagnie de mariniers gardes-nationaux, équipés d'une blouse bleue neuve, d'un ceinturon et coiffés du chapeau haute forme qu'ils portaient à cette époque, fut conduite au passage du Président de la République (le futur Napoléon III). Cette compagnie de gardes-nationaux avait été organisée par M. Ducros, ingénieur du Canal et bonapartiste enragé. Ce fut mon oncle Léon Villacroux qui fut choisi par la délégation pour prendre la parole et remettre une supplique au Président: il s'agissait, je crois, de la construction du canal de jonction qui fut construit par la suite, sous la direction de M. Ducros. Celui-ci, Ingénieur distingué, fit beaucoup de bien à notre pays qu'il aimait beaucoup.
Par tout ce que je viens de vous conter, j'ai essayé de vous montrer la grande différence qui existe entre la vie de notre pays d'aujourd'hui et celle du temps où la marine fluviale était sa principale occupation. Pour en donner une dernière preuve, il suffit de se reporter à ce qu'étaient, il y a encore trois quarts de siècle, les trois agglomérations de notre commune de Saint-Satur, Saint-Thibault et Fontenay. Sauf les progrès que le temps amène un peu partout, elles sont restées peuplées des mêmes familles de vignerons, cultivateurs, commerçants et artisans; seul notre Saint-Thibault a changé et on y trouverait peut-être difficilement une soixantaine de descendants de mariniers d'autrefois. Mais à côté des mariniers dont j'ai surtout parlé, je ne veux pas oublier les autres artisans de la Loire et nous avons, dans la confrérie de Saint-Roch, des familles de pêcheurs de père en fils comme les Petit, descendants de l'arrière grand-père Dominique Jamaïque, dont j'ai parlé tout à l'heure, les frères Augu, les Girard qui avec les tireurs de sable, représentent encore, d'une autre manière, nos vieux ancêtres qui vivaient comme eux de la Loire. Aux uns et aux autres, on peut dire que la matière première ne manquera pas:
“Tant Loire coulera
Poisson y reverra.”
Pour le sable, n'est-ce pas le fond même du fleuve ?
Enfin, si la force des choses a amené un si grand changement dans la population, dans les habitudes de notre localité, sa belle situation sur la Loire, n'a pu nous être enlevée, et c'est certainement à elle, qu'on doit une grande part de la faveur dont jouit déjà depuis un certain temps notre pittoresque Sancerrois auprès des étrangers qui y viennent (et souvent reviennent) chaque année y villégiaturer - Saint-Thibault a donc largement contribué à ramener la prospérité et le commerce du Sancerrois.
Sans doute, la plupart des maisons d’ici, dont nos ancêtres habitués à voyager souvent se contentaient, manquent en général, de ce que le progrès a introduit dans nos mœurs : l’hygiène, le confort, et les commodités qui rendent la vie plus agréable. Cela, tout le monde le comprend aura une fin; d'anciennes habitations s’améliorent, de nouvelles maisons se construisent; déjà dans notre commune, depuis une vingtaine d'années, de gentilles villas se sont construites, le progrès se fait sentir partout et l'on peut, par la pensée, se figurer que dans un avenir peu éloigné, notre commune de Saint-Satur ne fera plus qu'un groupe, dont Saint Thibault sera seulement séparé par le bassin du canal qui en agrémente l'entrée de ce côté et notre pays prendra peut être un jour le nom de Saint-Thibault Plage que lui vaudraient ses sables et ses villégiatures d’été.
Si ces quelques souvenirs de ma jeunesse sur le lieu de ma naissance ont fait plaisir à quelques-uns d'entre vous, mes chers compatriotes, je serai récompensé du travail que cela m’a occasionné. Ce travail je l'ai fait avec plaisir, sans aucune prétention, n'ayant ni le savoir ni les aptitudes d'un écrivain. Mais, en cherchant à faire revivre un instant devant vous ce que notre petit pays représentait jadis, j'ai pensé à ma famille, à mes enfants, qui comme moi aiment notre pays, et j'ai tenu au cours de mon récit à relater pour eux, comme je l’ai indiqué plus haut, quelques époques de ma première jeunesse.
Je ne veux cependant pas terminer sans remercier notre dévoué président M. Louis Rocher, issu comme moi d'une famille de mariniers et avec lequel peut-être je me trouverais un lien de parenté en suivant la lignée des Dugenne une des vieilles familles d'ici. C'est dans une conversation que nous avons eue ensemble qu'il me donna l'idée de rappeler devant vous quelques souvenirs du pays, je lui sais gré du plaisir que cela m'a procuré. Puisque ma santé m'a permis de venir encore cette année dans mon cher Saint-Thibault, je veux espérer pouvoir y fêter la Saint Roch avec vous le 16 août, et arriver ainsi à mon
84ème anniversaire le 6 septembre prochain.
Saint-Thibault Juin 1923.
Edmond ROΥ.
On apprend ici par Edmond ROY que Louis Jérémie ROCHER 1851-1928, conducteur des Ponts et Chaussées, est à 72 ans président de la Saint-Roch en 1923. Il est fils de Louis ROCHER (ca 1817-1889), garde de la Loire et Thérèse Adélaïde DUGENNE (1824-) couturière, elle même fille de Jean Baptiste Félix DUGENNE (1797-1852) et Marianne Françoise GROSLIER (1798-), lui-même fils de Henry DUGENNE (1732-1829) marinier, et Gertrude PERRICHON (1774-1839), elle-même une des 9 enfants de Gilbert PERRICHON (1732-1798) l'aubergiste. Voilà le lien que Edmond Roy et Louis Rocher partagent.