La Loire et son imagerie - Les girouettes de Saint-Thibault - par Raoul Toscan, 1925
Source : Paris-Centre, régional quotidien de Nevers, n°5828, lundi 9 février 1925, page 2/6.
Source : Paris-Centre, régional quotidien de Nevers, n°5828, lundi 9 février 1925, page 2/6.
Saint-Thibault est, sur la Loire, un petit coin élu. Lorsque, débarquant de la gare de Tracy-Sancerre et après avoir franchi les quelque cent mètres de route ombragée comme une allée de parc, qui vous conduit au fleuve, on découvre, à l'entrée du pont, un des plus beaux paysages de France. Un paysage, d'une composition classique, qui a, tout à la fois, des rapports avec une ancienne estampe, une évocation de Poussin et la vision finement détaillée d'un petit maître hollandais. Au premier plan l'antique pont suspendu, qui gémit de tous ses haubans au passage des voitures, aligne ses frustes arcs de triomphe, soutenant le feston des câbles. Il a une allure “vieille France”, ce pont, qui vous revigore le cœur. On y voit surgir, en rêvant à peine, la patache de Sancerre avec son attelage chargé de sonnailles et son postillon à cheval qui a un chapeau de cuir, un bel habit bleu de roi avec des revers rouges et des boutons luisants, et une longue cravache - qui claque. Là-bas, le péager a ouvert les grilles de fer (elles y sont toujours). Le pont gémit dans ses haubans... Et puis on entend aussi monter du fleuve la chanson des mariniers qui passent... Les voies ici sont plus larges. Les îles verdoyantes ne présentent pas de danger....
Au-delà du pont, l'autre rive s'allonge, discrète, aimable, ponctuée, ça et là, d’un arbre qui se balance dans la brise heureuse du jour. Les maisons de Saint-Thibault s'alignent en rang d'oignons. Elles semblent toutes tenir beaucoup, les unes aux autres et leurs toits de tuiles, très inégaux, très biscornus, racontent, on dirait, des histoires. Dominant le tout, la colline de Sancerre, romantique à souhait, dresse sa sous-préfecture, tassée, comme si ses fortifications existaient encore, et la tour de guet, voisine du château aux tourelles élégantes qui jaillissent d'un moutonnement de futaie, nous fait songer aux images de la “Belle au bois dormant”.
Claude Rameau
La Loire reflète tout cela et tout cela nous a été traduit bien mieux que je ne saurais le faire, par un peintre de race, dans une suite de tableaux qui comptent parmi les meilleurs paysages de l'école française d'aujourd'hui.
Claude Rameau et cet aspect de notre pays sont indissolublement liés. La renommée, du même coup, les a si bien touchés tous les deux que l'on ne sait plus discerner qui en est la cause initiale : est-ce la haute noblesse du lieu ou les grandes vertus de son peintre ?
Il n’est pas pour moi de plaisir plus doux et d’une dilection plus véritable que d'atteindre, par un jour de soleil, ce coin si calme d’eau, de verdure et de pêcheurs. Il franchit le pont avec lenteur. Il touche. Saint-Thibault : me voici chez Claude Rameau.
II est là. encadré dans l’huis sombre et je ne saurai mieux vous le décrire qu’en vous offrant ce sonnet, œuvre pénétrante et sentie d'un poète et d'un ami, Léon L. Dexis …
Ta figure, Rameau, compose un paysage :
Tes yeux en sont le ciel d’un bleu limpide et pur’
Tes cheveux alentour font un vivant feuillage,
Ta Barbe d’or vermeil est un champ de blé mûr.
Comme au fort de l’été, le fugace nuage,
Par son ombre aux objets prête un éclat moins dur.
Ainsi ton chapeau noir recouvrant ton visage,
Harmonise cet or, ces feuilles, cet azur
Heureux homme, tu vas tranquille dans la vie
Ignorant la laideur, la bassesse, l’envie,
Pratiquant ton art seul, comme un croyant sa foi
Et ton œuvre, où ton rêve intime se reflète,
Est l'écho lumineux qui pour nos yeux répète
(1 ligne manquante)
Il n’est pas besoin d’augmenter l'ordinaire pour l’hôte de mince appétit et de petit “gousier” que je suis : la maison est fraternelle, la nappe a des carreaux rouges, le vase rustique a des fleurs colorées et la matelote embaume car c’est Mme Rameau elle-même qui en a, minutieusement, dosé les aromates…
Le quai de la Marine
L'après-midi nous allons, au hasard des rencontres, évoquer le magnifique passé du fleuve. Saint-Thibault fut, autrefois, un port de marine fluviale qui a conservé le souvenir, avec les fils de ceux qui pratiquèrent la grande marine d’eau douce, une partie des belles histoires que l’on contait, au crépuscule sur les bateaux accostés. Mon ami connaît toute la batellerie, tous les pêcheurs du lieu et comme ceux-ci aiment à parler, on ne sent pas les heures s’enfuir.
Mais tout ce passé n’est pas encore si lointain. J’ai parlé, à Saint-Thibault, avec un des derniers de la noble corporation il y a moins de deux lustres : Clément Roy-Dugenne, le “beau-bizeur” comme on l’avait surnommé dans la marine. A soixante ans d’âge il fallut l’amputer d’une jambe. Il supporta allègrement l’opération, et, à l’époque dont je parle, j’ai connu un rude septuagénaire contant avec façon sa vie de naguère en tapant fièrement de son “pilon” les pavés herbus du vieux quai. Il m’a narré les aventures de toute une génération de gaillards dont j’ai noté les noms et les surnoms.
Il y avait Serveau dit Cadet-Jean-la-Belle-Coupure, Coulloy dit Caristo, Métairie dit Bonarin (Bon à rin). D'où lui venait ce sobriquet ? Sa famille fut nombreuse. Il n'eut que des filles, il est vrai. Il s'arrêta à la douzième. Il y avait Cornu, Mostaganem, ancien soldat d'Afrique qui s'était distingué en faisant passer aux troupiers, sur un radeau, la rivière de Mostaganem. On avait d'ailleurs déformé son surnom. On disait Moustagalène. Il parlait espagnol et cela lui avait servi à Nantes.
Quand il faisait transborder de la salambarde au navire à destination d'Espagne des tuyaux de fonte de 1.800 kilos, il criait à pleins poumons: “Vira la cadéna”. Ces tuyaux de fonte venaient de Torteron et étaient destinés aux conduites d'eau de Madrid. On en a transporté pendant trois ans de 1855 à 1858…
Les images sur les toits
Mais ce Mostaganem m’a éloigné de Saint-Thibault, de ses bateaux de pêche, de sa bourgade bon enfant, de son peintre. C’est ce dernier qui m’a signalé une des particularités du lieu. Nous musions en devisant aux nuages... Regardez les girouettes, me dit Claude Rameau. Elles rappellent toutes, ici, les nobles traditions de la pêche et de la marine. L’hôtel de l’Etoile, célèbre par ses matelotes et ses fritures, a stylisé une carpe étrange avec une gueule bien endentée. Sur la maison de Mme Dussoulier, il y a un bateau de haut bord qui a malheureusement perdu son gouvernail et une partie de sa mâture. L’autre, qui surmonte la crête d’une maison, au milieu du bourg, est complet. Il a sa voilure et ses deux ancres qui pendent. On voit même son pavillon au bout du mât. Mais une autre girouette m’a laissé rêveur.
C’est un lion britannique qui s’élance, dans une belle arabesque héraldique, la couronne royale ceignant le chef. Cette girouette se trouve sur la maison Lambert, quai de la Vauvize. Que signifie, à Saint-Thibault, ce lion anglais ?
Les mariniers de Loire étaient, à Nantes,
(1 ligne manquante)
La maison appartint autrefois à M. de Montessan qui fut ambassadeur à Vienne. Je laisse à plus de savants que moi le soin d’éclaircir ce mystère. Bien que rouillées et déformées par les autans, les vieilles traditions qu’elles rapportent se lisent toujours, dans l’azur fin, au-dessus des toits de Saint Thibault-Ie-Petit-Port-aux-Girouettes…
Que la charmante bourgade prenne bien soin de ces vénérables témoins... Je ne veux point douter du respect de leurs gardiens actuels, mais j’ai cru sage, malgré cela, d’en conserver l’effigie.
Les dessins de Mlle Raymonde Mhun, une charmante élève de Claude Rameau, a mis tout son jeune talent au service de l’exactitude. Ces amusantes silhouettes faites d’après nature sont une précieuse contribution à l’iconographie de la Vieille Marine.
Souhaitons que toutes les girouettes françaises soient aussi expressives et décoratives que celles de Saint-Thibault.
Raoul Toscan.