Au pied de la colline qu'en Berry on appelle un peu pompeusement “la montagne de Sancerre” est le village dit Port-Saint-Thibault, du nom d'un ermite qui serait mort en ce lieu, “plein de bonnes oeuvres”, et en l’honneur de qui ses descendants firent construire une chapelle en l'an 932.
Les fleuves sont des chemins naturels et furent toujours utilisés comme tels. Déjà, pendant l'occupation romaine, les mariniers étaient fortement organisés sous le nom de « Nautes » (d'où nautonier, nautique, Nautilus), et les « Capitulaires » de Charlemagne visent les conditions des transports sur le fleuve Loire, seul grand chemin d'eau central d'est en ouest.
Or, jusqu'il y a moins de quatre-vingt-dix ans, le petit port de Saint-Thibault constituait à lui seul le Berry maritime, car à l'exclusion du surplus de la commune de Saint-Satur dont il fait partie, Saint-Thibault n'avait pour habitants que des mariniers, des pêcheurs, des puiseurs de sable de Loire, des confectionneurs et réparateurs d'engins et accessoires de batellerie, pêche et marine fluviale.
Il ne faut pas confondre, en effet, la marine actuellement pratiquée sur les canaux de notre province avec ce qu'était la marine de Loire avant la construction des chemins de fer ; la grande marine comme on dit encore dans le charmant village quand on en parle avec orgueil et mélancolie.
Le premier manœuvre venu peut tirer un bateau sur un canal, au bout d'un câble, un âne même y suffit, mais autre chose était de conduire de Roanne “où la Loire commence de porter bateau” (suivant le Dictionnaire de Trévoux, édition de 1694) jusqu'à Nantes, au milieu du fleuve le plus capricieux de France, un convoi de fins coublages (ailleurs on disait couplages) bateaux accouplés et toujours neufs (j'expliquerai pourquoi) et jusqu'aux bords chargés de vin, bois, charbon de bois, fruits, etc…
Ils étaient, en effet, solidement attachés deux à deux sur le côté, le premier dépassant l'autre de moitié. Leurs dimensions étaient : longueur 24 mètres, largeur 4 m. 50, enfoncement 1 mètre, et pouvaient transporter jusqu'à 100 tonnes de marchandises.
Pour cette mission pleine d'embûches et de responsabilités, il fallait des marigniers (avec un g), et de tous temps les Saint-Thibault furent justement réputés tout au long du Grand-Val.
Il y avait bien aussi les Roannais, les Gas du Bé d'Allier, les Digouinais, les Charitois, les Briareux, tous bons mariniers certes, mais les Saint-Thibault les considéraient (à tort ou à raison) comme moins malins qu'eux, c'est-à-dire moins fins mariniers.
A entendre les Berrichons, Ils n'avaient pas leurs pareils pour faire les nœuds marins aussi nombreux que compliqués, lancer un verdon (câble), manier une bourde (perche simple pour diriger les petits bateaux), ou un bâton (perche ferrée pour diriger les gros) louable esprit de corporation qui se traduisait par une émulation productive.
C'est qu'à Saint-Thibault-sur-Loire on naissait et on mourait marinier : personne n'y était distrait des choses de la marine par un autre métier, et, comme tout vrai marin, chacun y affectait un souverain mépris pour toute profession terrienne, sauf pour le tenancier du four banal et le sabotier, dont la marine elle-même ne pouvait se passer.
Oui, tout était « à la marine » même les expressions employées à terre par les mariniers : S'en aller pour eux, c'était “lever l'ancre” ou “mettre les voiles”. Baguenauder, perdre son temps, c'était “planter des balises” ; et si, en sortant d'une “cambuse” (auberge) ils allaient de droite et de gauche, n'allez pas croire qu'ils titubaient : ils tanguaient, bourlinguaient, viraient la piaute (barre ou gouvernail).
Pour eux, la Loire était le Paradis, Ie reste l'enfer, ou pour le moins, le purgatoire. “Seigneurs sur l'eau nous sommes”, disaient les mariniers de Loire, sans savoir (peut-être) que leurs lettres de confrérie remontaient à 1382, sous le titre Marchans fréquentant la rivière de Loire et autres fleuves descendant en icelle.
A Saint-Thibault, le tout-petit faisait ses premiers pas en allant à la rivière » ; il y trempait ses premières culottes, et savait pour ainsi dire nager en même temps que marcher, conduit et dressé par le grand-père qui, ne pouvant plus naviguer, consacrait ses loisirs forcés et ses derniers pas à cette sorte de pélerinage renouvelé chaque jour, jusqu'au bout des forces physiques.
Les femmes elles-mêmes conduisaient parfaitement les bachots (petits bateaux plats) pour aller laver et étendre leur linge sur les grèves de sable, ou pour aller “faire de l'herbe à lapins” pêcher, et même jardiner au travers des verdiaux ou des ouaisis (osiers) dans les nombreux ilôts contournés par la Loire.
Elles connaissaient tous les engins de marine et de pêche ; elles savaient fabriquer et entretenir les filets, les verveux, les nasses, les tribleaux, etc... elles étaient expertes à confectionner, en forte toile à bâche, les biaudes (blouses) et les salopettes (pantalons) de leurs hommes ; et la plupart d'entre elles tenaient les bou- tiques d'épicerie-mercerie-buvette dont toute agglomération maritime qui se respecte doit être pourvue : on y consommait d'ailleurs exclusivement les vins exquis du Sancerrois que Jean Chaumeau, notre plus vieil histo- rien, célébrait déjà il y a quatre cents ans.
Les mariniers de Loire n'étaient pas seulement d'adroits conducteurs de coublages; ils étaient aussi habiles à profiter des circonstances, et, notamment, à se faire payer au plus haut prix par les maitres mariniers ou entrepreneurs de transports par eau, quand ceux-ci avaient un besoin urgent de leurs services.
Ainsi, quand pressés par les commandes et le temps favorable, les « maîtres-mariniers » (toujours signalés à distance) accouraient à Saint-Thibault, ils trouvaient le village désert, et n'était-ce pas un comble ? … les auberges vides !
Les femmes leur racontaient que d'autres maitres étaient venus avant eux, et que presque tous les hommes étaient partis, mais que s'ils voulaient payer le voyage un peu plus cher, on pourrait courir après et les rattraper… “p'tête bin !”. Alors commençait un débat qui se terminait généralement par de légères augmentations (en ce temps-là on se contentait de peu), ce qui faisait sortir un à un les hommes de leurs cachettes : caves et greniers.
Evidemment, les trucs (car ils en avaient d'autres, dont je vous fais grâce) étaient un peu éventés et les maîtres-mariniers ne les ignoraient pas; mais ils préféraient donner un peu plus d'argent et emmener leurs équipages. car la crue propice ne prévenait pas, et ils avaient grand intérêt à voir leurs convois s'en aller à première eau avallant avec le flot, c'est-à-dire allant vers l'aval, descendant le fleuve…
Les maîtres prenaient d'ailleurs leur revanche quand c'étaient les mariniers qui allaient leur demander des bâtiaux. C'est que, après une sécheresse un peu prolon- gée, l'eau devenait trop basse pour permettre de naviguer ; alors. pendant ce chômage forcé, tous les soirs, à la réunion sur le pont, vieux et jeunes mariniers s'attardaient à interroger anxieusement l'horizon... Dèsque I' temps d' venait nouère derrié les iles, les drôles et les drôlières (garçons et filles) étaient renvoyés au village “en vitesse”; les femmes garnissaient et bouclaient hâtivement les sacs, et quelle que fût l'heure, de jour ou de nuit, les mariniers partaient, à pied, bien entendu. Ils remontaient les barges de la Loire jusqu'à La Charité, Fourchambault, et même jusqu'à Nevers, à 48 kilomètres de Saint-Thibault, afin de se trouver sur place, prêts à embarquer quand la pleue (pluie) annoncée par l'orage v'nant dans l'pays haut aurait rendu au fleuve son pouvoir de navigation.
Dans ces moments-là, le marché était vite conclu, car de part et d'autre on avait b'soin d'embauche ; et cela se passait souvent à la faible lueur de lanternes de l'époque, car le flot arrivait aussi bien la nuit que le jour. Dès que la hauteur d'eau suffisante était atteinte, le branle-bas de départ était donné aux cris de En mer, en mer ! On s'asmillait (on appareillait activement) ; on poussait hors en a “chissant” ; on prenait l'courant, et on s'en allait... avallant... dans la direction de la mer.
L'embarquement était effectué suivant une hiérarchie immuable et rigoureusement déterminée par les compétences :
D'abord, le touquier (ailleurs on disait toutier), celui qui guidait tout le convoi flottant toujours composé de plusieurs coublages. Pour être touquier ou toutier, il fallait avoir parcouru et pratiqué habilement tous les postes de la marine fluviale et connaitre {le fleuve à fond, c'est le cas de le dire : son lit, ses méandres, ses abords et même ses caprices. Il fallait plus : être vigoureux, avoir bonne vue, bonne oreille, et bonne voix pour crier les commandements, surtout quand un banc de sable imprévisible cornme il y en a tant dans la Loire, un bas-fond obstruait tout-à-coup le chenal, obligeant tout le convoi à virer de bord rapidement pour mouiller en bonne ieau et éviter au coublage de tête de s'échouer dans un cul d'greuve, se foute à terre ou se mettre en fousse comme ils disaient encore ; il fallait aussi éviter de légir, nécessité de jeter des marchandises à l'eau, pour alléger ou désengraver l'bâtiau.
Le touquier, monté dans une petite barque, la touque ou la toue, naviguait seul à quatre ou cinq cents mètres du premier coublage ; il cherchait l'ieau, c'est-à-dire qu'il traçait à l'aide de balises le chemin sinueux que tout Ie convoi devait suivre à travers les bancs de sable qui se déplacent d'un jour à l'autre, et dont la Loire a toujours été plus ou moins encombrée, même au temps de sa plus grande navigabilité.
Ces balises étaient de grandes branches de baliveaux que le touquier, debout sur son bateau, plantait de place en place (et en bonne place), soit en les laissant entières, soit en brisant et laissant retomber leur sommet sans le détacher, signalant de ces deux façons qu'elles étaient de mer ou de galarne, et que les bateaux devaient passer à leur gauche ou à leur droite.
On voit déjà quelle activité, quelle résistance et quelle présence d'esprit devait déployer le touquier; mais il devait aussi trouver le soir un bon mouillage (endroit propice pour permettre à tout le convoi de passer la nuit sans crainte d'accident) car, pour gagner du temps, on ne mouillait pas tous les soirs dans des pays, c'est-à-dire dans des villes ayant des ports : quand on traversait une ville vers le milieu de la journée, on ne s'y arrêtait que si on avait la certitude de ne pas trouver plus loin, avant la nuit, un mouillage convenable.
Déjà pilote et capitaine de convoi, le touquier était également commis-facteur responsable vis-à-vis du maître-marinier, quand celui-ci n'était pas du voyage. Le touquier inscrivait alors, sur son canepin constituant le livre de bord, les incidents et les dépenses du parcours et quand il ne savait ni lire ni écrire (ce qui dans les temps anciens était fréquent et n'excluait nullement la confiance) le touquier faisait des signes figuratifs connus de lui seul, et il n'y avait jamais d'aubours (oublis ou erreurs) quand il faisait son rapport et rendait ses comptes au maître-marinier qui l'avait investi de ses pouvoirs.
J'en ai trouvé maintes preuves dans le copieux et très intéressant Livre de Compte du sieur Jean-Baptiste Dugenne-MiIIérioux, voiturier par eau à Saint-Thibault, pour la période du 1er Avril 1814 au 27 Octobre 1826, qui m'a été communiqué fort obligeamment par son arrière petite-fille Mme Martinot-Lagarde, avec deux belles boucles d'argent dont je parlerai plus loin, au chapitre de la fête corporative.
L'expression “remis de confiance à mon facteur »revient souvent dans ce livre de compte.
Car les mariniers berrichons étaient d'parole; ils ne quittaient pas leur travail en cours de route comme le firent certains de leurs confrères, à preuve le curieux incident ci-après relaté, orthographe respectée :
Du. 5 Janvier 1824
“Réglé compte avec les sieurs pierre Jacques et Jean Gâtelous deux mariniers de Moulins pour leur voyage
qu'ils ont quitté à Saint-Thibault en se faisant remplacer ou ils sont convenu de donné à chaqu'un leur homme la somme de 20 francs et pour l'assurance de ces mêmes hommes pour notre travaille je leur ait retient à chaqu’un sur leur voyage la somme de 10 francs que je m'oblige à leur remettre si ces hommes tiennent à leur convention ou par autres qui en feron l'ouvrage au même prix, ci leur devoir à chaqu'un la somme de 10 francs.”
Ne sourions pas: 10 francs en 1824 représentaient plus de 2.000 francs de 1951.
Après le touquier, on choisissait les meilleurs mariniers pour diriger l'avant de chaque coublage : c'étaient les hommes du nez.
Les hommes de la coue ou de l'arrière, ne venaient qu'en troisième rang : c'étaient les jeunes, les apprentis, les moussaillons ; les moins adroits et les moins robustes, la manœuvre de l'arrière étant non seulement moins difficile mais aussi moins pénible que celle de l'avant.
Toutefois, il était nécessaire que les hommes conduisant le premier coublage : l'homme du nez et l'homme de la coue, fussent choisis parmi les plus habiles, car c'étaient eux qui, d'après les indications du touquier, traçaient la bonne voie aux suivants et ils avaient moins de temps que les autres pour exécuter la manœuvre du mouillage le soir, ou pour se garer quand le manque d'eau obligeait le touquier à mouiller précipitamment (arrêter subitement), pour lui permettre de chercher et trouver un passage à travers les bancs de sable.
C'était surtout en ce dernier cas qu'il fallait ne pas perdre le nord (la tête) ; virer rapidement de bord, tourner les bateaux la coue (poupe en avant et le nez (proue) en arrière en bornageant vigoureusement ; se pêcher sur les bâtons (peser sur les perches ferrées) pour immobiliser le coublage en attendant que l'ancre fût bin mouillée (bien enfoncée) et ne ch'vallât plus (ne bougeât plus).
A ces manoeuvres rapides et décisives, on reconnaissait le sang-froid, l'adresse et la vigueur des meilleurs mariniers : ceux du premier coublage. Les autres, étant plus éloignés du danger, avaient tout le temps de manœuvrer à leur aise pour opérer successivement leur mouillage dans de bonnes conditions.
Mais il n'y avait pas toujours des bancs de sable barrant la route fluviale. Quand on s'en allait avallant par une belle pleine ieau ; quand le touquier assis sur sa bourde (sa perche) posée en travers de sa touque (son bachot), se reposait en regardant à droite et à gauche défiler les deux rives entre lesquelles il glissait mollement balancé par la houle légère du courant rapide ; quand Ies hommes du nez et les hommes de la coue pouvaient converser d'un bout à l'autre de chaque coublage et même échanger quelques propos sonores avec leurs camarades du bateau précédent ou du suivant ; quand un léger coup de patouille donné de temps à autre à droite ou à gauche suffisait pour maintenir les bâtiaux dans le bon sillage ; quand il n'y avait à redouter ni les bas-fonds sur lesquels on s'engreuve (on s'enlise), ni piliers des ponts qui vous font aller au fond si on les bije (les heurte) en passant ; quand, en résumé, il n'y avait qu'à se laisser aller au fil de l'ieau après avoir tendu une toile carrée pour profiter du vent, alors le marignier de Loire profitait pleinement des charmes de la navigation : de la beauté du temps et des paysages captivants du grand fleuve Loire où se mirent les châteaux, les vignobles, qui semblaient faire des révérences au marinier pour saluer son passage.
La poitrine demi-nue caressée par la brise, celui-ci respirait à pleins poumons et jouissait à plein corps de la salubrité et, somme toute, de l'indépendance de sa profession. Seigneur sur l'eau il était vraiment, car les trésors qu'il convoyait n'avaient de sauvegarde que son habileté professionnelle.
On profitait du beau fixe pour faire beaucoup de chemin ; on partait au petit jour et on naviguait jusqu'à la nuit noire sans s'arrêter nulle part, car on était payé au voyage et non à la journée, et plus vite le voyage était achevé, plus vite le salaire convenu était acquis. Ah ! on ne pensait pas à la journée de huit heures, alors ; et au cœur de 'la belle saison, les journées de douze, quinze et même de dix-huit heures n'étaient pas rares et c'étaient celles que préféraient les mariniers berrichons.
(Dans ce cas ils touchaient des pourboires, mais, en 1822, le salaire moyen était de trente sous par jour, soit 300 à 350 francs d'aujourd'hui).
Durant ces périodes idéales où l'on doublait les étapes, les Saint-Thibault ne pouvaient pas s'arrêter chez eux en passant, quel qu'en fût leur désir. Alors, leurs femmes, filles ou fiancées (qui rin qu'à ta tournure du fleuve savaient ce qui allait se produire) attendaient l'arrivée des coublages au milieu du pont, et quand ceux montés par leurs hommes, pères, frères ou promis (fiancés) allaient passer dessous de toute la vitesse du courant, elles y laissaient tomber adroitement les ballots qu'elles avaient bourrés de linge et de gâteries, sans oublier d'y joindre les nouvelles de la maison, du village… et les lettres d'amour !
Quelle agitation de part et d'autre, en ce rapide chassé-çroisé ! Les exclamations et les baisers voletaient au-dessus de l’onde ; puis les casquettes (de soie, s'il vous plait) et les mouchoirs s'agitaient jusqu'à l'extrême visibilité... Jamais de larmes ; une race forte ne pleure pas ! Bien au contraire, le rapide retour des femmes au village et le voyage encore long des hommes s'effectuaient dans un regain de bonne humeur. Ils s'étaient revus... à peine : ils étaient heureux !
Alors les coublages se renvoyaient en écho le refrain corporatif, chant de gloire et d'amour :
Chantons la Loire et sa marine,
Sur terre il n'est rien de pareil,
En route au lever du soleil
Chantons la Loire et sa marine !
De Nantes, Ancenis à Oudon,
On voit nos belles flottes,
Surtout quand le vent nous est bon,
Cela nous ravigote.
La toue a la berne en avant,
Les balises nous dirigeant.
De Saint-Thibault aux Ponts de Cé,
Une grande distance ;
Saumur, Chapelle-Blanche et Chouzé,
Le plus beau pays de France
Et aussi la ville de Tours,
Amboise et ses alentours.
Chantons la Loire et sa marine,
Sur terre il n'est rien de pareil.
(Avant la construction du pont suspendu de Saint- Thibault, il y avait un passeur qui transportait gens, animaux et marchandises d'une rive à l'autre. On garde le souvenir de Louis Serveau qui fit longtemps ce pénible et périlleux service. Sa femme était née Constance Dugenne, fille de Jean-Baptiste Dugenne-MilIérioux).
Arrivés à Nantes, terme du voyage, les bateaux étaient « vitement » déchargés, et, une fois vides, ils étaient vendus aux enchères, ou l'amiable, suivant les demandes, à des marchands de bois spécialisés appelés déchireurs, et qui, en effet, les démolissaient, les déchiraient, pour en tirer des planches propres divers usages.
Il n'y avait pas alors de remorqueurs pour leur faire remonter le cours du fleuve, et c'est pourquoi chaque voyage était effectué avec des bateaux neufs, comme je l'ai indiqué au début de cette étude. Le premier bateau à vapeur fut inauguré à Nantes en 1823 pour le trajet Nantes-Tours, prolongé jusqu'à Orléans en 1829. Toutefois, de temps en temps, quand le vent était propice, un bateau spécial remontait le fleuve à la voile pour ramener les principaux agrès : ancres, cordages, toiles et mâtures légères.
II faut dire aussi que ces bateaux qu'on démolissait à chaque voyage n'avaient rien de commun avec les grandes et profondes péniches que nous voyons aujourd'hui naviguer sur la Seine. Les coublages de Loire, de bien moindre tonnage et construits dans l'Allier, étaient tous en sapin léger et flexible et leur prix ne dépassait pas quelques centaines de francs dont on récupérait une partie par leur cession aux déchireurs, parfois même davantage, suivant les besoins de ces derniers.
Au livre de Compte de Jean-Baptiste Dugenne-Millérioux, j'ai relevé de nombreuses acquisitions de bateaux à 300 francs l'un, mais c'étaient des francs-or, soit plus de 60.000 francs de nos jours, et, en cas de livraison différée, on donnait des épingles au fournisseur, c'était généralement un louis ou un napoléon de 20 francs, soit plus de 4.000 francs d'aujourd'hui, et cela tenait lieu d'un écrit.
Quant aux mariniers, une fois le voyage achevé, ils revenaient tout bonnement pied, leur baluchon sur le dos, de Bretagne en Berry, sur des routes à ornières, boueuses ou poussi reuses, car le goudronnage est un procédé récent et ils couchaient plus souvent « à la paille » que dans des lits, pour dépenser le moins d'argent possible.
S'ils avaient fait un voyage avantageux et si leur bourse était assez bien garnie, de loin en loin ils demandaient monter sur les voitures de roulage, moyennant une petite rétribution au voiturier ; mais cela ne faisait toujours qu'une faible partie de leur trajet de retour. II y avait bien la diligence, mais seuls, les maitres-mariniers ou leurs commis-facteurs portant de fortes sommes, pouvaient y prendre place, plus par précaution que par luxe, car ils avaient la charge et la responsabilité de sacoches contenant or et argent, exemple :
29 Avril 1823.
“Avoir emporté avec moi en or et argent pour faire le voyage du chargement des bois de M. Bellavoine les- quels j'ai acheté le 31 mars dernier le tout ensemble la somme de quatorze mille six cent trente francs, ci 14.630 francs.”
Multiplié seulement par 200, cela représentait 2.926.000 francs en billets d'aujourd'hui. Pour éviter de tels transports on réglait souvent par billets à ordre transmissibles de créance à créance.
Un vieux marinier berrichon, Nicolas Dugenne, a fait bien des fois complètement pied le voyage de Nantes à Saint-Thibault, et, entre autres faits extraordinaires pour son époque, il racontait que le premier sucre raffiné qu'on ait vu à Saint-Thibault (et peut-être en Berry) avait été rapporté par lui en 1828 pour le baptême de son fils, et que ce sucre valait alors six francs la livre, soit, au kilo, plus de 2.400 francs 1951.
II y aurait un volume à faire avec les hauts-faits, vrais ou embellis, des Saint-Thibault. Dès qu'ils étaient de retour au village, on les entourait et on écoutait avidement, pour savoir ce qu'ils avaient de nouveau et ce qui leur était arrivé au cours dernier voyage.
Nul besoin de les questionner, car de leur vie ambulante, mouvementée et un peu fabuleuse (le mirage fluvial aidant) ils retenaient toutes sortes d'histoires qui, d'ailleurs, se rapportaient généralement à la marine ou à la pêche, comme celle des « Nivernais qui avaient pris la lune dans leurs filets”. Mais les Nivernais n'étaient pas en reste, témoin cette anecdote qui m'a été contée à La Charité :
La supérieure d'un couvent de Nevers possédait un superbe perroquet répondant au nom de “Vert-Vert” auquel elle avait appris à parler très correctement, comme bien on pense. Dans sa correspondance à une supérieure de Nantes, sa collègue et son amie, la bonne mère vantait la parfaite éducation de « Vert-Vert et pour preuve, le lui offrit en cadeau qui fut accepté avec joie et curiosité. Naturellement, elle confia l'oiseau aux mariniers qui le transportèrent à Nantes. Aussitôt débarqués, ces derniers le portèrent à sa nouvelle propriétaire qui s'extasia devant son superbe plumage. Mais, quelle ne fut pas la stupéfaction et la gêne de tous les assistants quand, après une phrase parfaitement correcte, Vert-Vert lança le mot attribué à Cambronne suivi d'un affreux juron : d'après les Charitois, c'était un mauvais tour des Berrichons.
Ces derniers en étaient d'ailleurs bien capables car, quoique Saint-Thibault-en-Berry ne fût pas un faubourg de Marseille, l'exagération et la verdeur des propos ne retenaient pas nos vieux loups de Loire, et le père Quénette, qui pourtant n'était pas un mécréant, n'en avait que plus de succès quand il affirmait son dire par mille millions de milliasses, et prenait à témoins tous les cinq cents mille bons Dieux du guiabe !
Autres jurons communs à tous, d'après E. Dugenne : fi d'garce et enfant d'put… ! expressions indignées ou admiratives suivant l'intonation.
Le mot de Cambronne était aussi d'usage courant, admiratif ou méprisant suivant l'inflexion donnée, et quand, pour corser le récit, il convenait qu'il y eût quelqu'un de dupé, bafoué ou rossé, à la grande joie de l'assistance, ce personnage ridicule était toujours un terrien : un pied-jaune, un cul-terreux, ou un douanier : écrevisse des barges (déjà le fisc antipathique). Les jeunes garçons de Saint-Thibault, les futurs mariniers, auraient passé la nuit à écouter leurs anciens, et le lendemain à l'école ils regardaient avec dédain, presque avec pitié, les autres gamins dont les parents, braves paysans n'ayant d'autres champs d'action que leurs vignes et leurs ateliers, n'avaient pas à leur raconter de belles aventures comme celles arrivées aux marigniers dans leurs voyages lointains pour l'époque : de Roanne à Nevers, Orléans, Blois, Amboise, Tours, Saumur, Nantes et même parfois jusqu'à Saint-Nazaire, la grande mer ! Les expéditions au long cours des grands navigateurs, que ces enfants lisaient dans leurs livres de prix ou que le maître d'école leur racontait, ne leur paraissaient guère plus extraordinaires, et, en tout cas, les intéressaient beaucoup moins.